Dans la salle d’attente du docteur, un vieux magazine proposant des voyages traîne sur la table qui a vu du temps s'écouler.
J’attends que mon tour vienne.
Il viendra, mais quand ?
Il était annoncé à moins le quart, mais quel quart ?
Après quelques minutes d’une attente qui se présentait comme longue, je décide à prendre ce magazine, défraîchi, obsolète de par son année, jauni par un soleil trop insistant sur une page de garde aux images qui furent un jour clinquantes.
J’en oublie mon portable un instant.
Je ne sais pourquoi, mais une envie irrépressible m’oblige à le prendre, le magazine.
Et si le docteur entrait maintenant, je ne découvrirais jamais ses secrets.
Ils devaient être vraiment bien au vu du jeune couple qui court insouciant sur une plage de sable blanc.
La main tremblante, je m’en empare pour le feuilleter avec frénésie.
Le contact de la page glacée adoucit mon hélistation pour finalement rendre ce qui m’entoure un peu plus flou.
Le premier voyage proposé est à un prix abordable pour l’époque. Ça respire le “low cost”, mais les images sont jolies.
Les couleurs de Cuba me donnent le sourire.
Un parfum de senteurs délavées m’envahit le temps d’une escapade dans une vieille Américaine le long du Malecón.
Les Cubains y vivent comme dans un film nostalgique à nos yeux. Et pourtant, c’est bien leur réalité qui semble leur donner de la joie.
L’odeur d’un cigare vient chatouiller mes narines.
Mes oreilles se laissent bercer par une rengaine cubaine sortant d’El Floridita.
Le bonheur est à portée de main, immatériel et pourtant si proche.
Non loin de là, on voit atterrir les avions emplis de touristes heureux d’arriver pour gouter au charme d’une ville comme Varadero.
Tout fonctionne sans vraiment fonctionner, tout est interdit, mais tout est possible, ils n’ont rien et seulement ils ont tout.
“Hasta siempre la revolución” résonne comme une phrase que nous aimons porter sur notre t-shirt à 30 dollars sans bien comprendre ses implications.
Même l’air devient monnayable.
Quelques pages plus loin, le charme des “iles” est remplacé par la majesté de gratte-ciel toujours plus hauts, plus grands, plus extraordinaires.
J’entends le bruit des sirènes, le klaxon des taxis jaunes et les oiseaux chantonner sur ce qui deviendra la “High Line”.
La grosse pomme rugit tel un cœur un peu asthmatique qui veut vivre à haute fréquence.
Tout est argent, tout est immense, tout est démesuré, tout est performance et pourtant les New-Yorkais semblent petits dans cette forêt lancée vers le ciel.
L’espace y est millimétriquement mesuré tant qu’il est “bankable”.
Même l’air autour des tours métalliques enrobées de béton devient monnayable.
Un hot dog à la main, mon esprit voyage de “landmarks” en rues mythiques.
Au loin, une statue représentant la liberté porte avec élégance une torche et un livre sacré.
Seule sur son île, entourée de flots remués par des bus flottants, elle porte le symbole d’un pays construit de mille pièces.
Des touristes entrent en elle pour y trouver le secret de la liberté ou simplement voir plus loin.
Un mirage climatisé où l’artifice brille plus fort que le réel.
Des bruits domestiques me rappellent de l’endroit où je me trouve, mais je me replonge rapidement dans ma lecture pour poursuivre mon voyage.
Au détour d’une page cornée, j’atterris dans un hôtel “all inclusive” à Dubai.
Le prix étant étonnement démocratique, j’en déduis qu’il ne doit pas se trouver proche du centre si tant est qu’il y en ait un.
Dans un bus climatisé déambulant dans un parc d’attractions, nous pouvons nous voir nous réfléchir sur les parois des imposants bâtiments miroirs.
Loin de la nostalgie des îles, ici tout est “faux”. Tout est rutilant, plaqué, mais tellement attrayant.
Un peu comme Disneyland Paris, tout a été construit, conçu pour montrer la grandeur d’un pays admirable.
Un encart nous propose une promenade dans un 4x4 climatisé pour aller à la rencontre des gens du désert.
Un projet de construction d’une tour qui devrait être la plus haute du monde est placardé sur les murs d’un chantier interminable.
L’aventure, version carte postale.
La promesse de rencontrer les “big fives” est annoncée avec renfort d’images plus belles les unes que les autres en page 22.
Les lodges proposés pour notre safari ne semblent pas remplir tous les standards européens, mais il en émane une authenticité recherchée.
Un guide professionnel sera mis à notre disposition pour que nous trouvions avec certitude ces derniers vestiges d’une vie sauvage photogénique.
Tu scrutes l’infini.
Tu ne vois rien.
Puis, soudain, ton voisin de minibus à la climatisation toussotante pointe du doigt une tache beige sous un buisson, et tout le monde s’émerveille.
Tu prends 36 photos floues de ce qui pourrait être une grosse peluche.
Le ranger te dit avec dépit que, durant la journée les lions restent à l’ombre.
Toi, tu l’observes tout en appréciant l’odeur corporelle de tes semblables sous un soleil de plomb.
Un peu plus loin, la girafe s’enfuit à toutes jambes quand le moteur met la gomme pour l’approcher au plus près.
Que c’est beau une girafe qui court devant un 4X4 !
Vacances lunaires : zéro gravité, 100 % déconnexion.
En dernière page, une double page propose un séjour au “Lunar Spa & Resort”.
Quinze jours sur notre satellite pour observer notre belle planète bleue.
Le descriptif présente cette destination comme la destination ultime de vacances rêvées.
À la clef, les activités lunaires attirent ma curiosité.
Le “Lunar Park Zero G” nous garantit le frisson de la gravité nulle.
Dans un maillot de bain désigné par un grand couturier, vous pourrez faire des longueurs en flottaison.
Le stand de tir est fait d’un canon projetant des boules en mousse vers des cibles flottantes.
Un parcours d’obstacles en combinaison 69 te fera découvrir le site mythique du premier alunissage.
Au passage, il est prévu de prendre une photo à côté du drapeau planté par Neil.
Un double trampoline te fera rebondir du sol au plafond et du plafond au sol.
Tu pourras soulever des rochers pesant des tonnes dans un espace musculation flambant neuf.
Ton bronzage sera aux petits ognons dans une bulle entièrement vitrée renfermant une piscine d’eau de mer.
Pour les plus intrépides, un parcours de golf sera spécialement aménagé avec ses cratères, ses tapis de poussière, ses lacs de roches.
Le tout avec une vue imprenable sur la terre.
La nuit, une discothèque “underground” vous accueillera pour terminer en beauté votre journée galactique.
Voyager sans bouger, c’est peut-être le dernier luxe qui nous reste.
Monsieur ! C’est à votre tour.
Monsieur, Monsieur, vous pouvez venir.
Le docteur m’arrache de ma lecture passionnée.
Il me ramène à ma triste réalité corporelle.
Lui que je venais voir en sauveur devient l’espace d’une seconde mon bourreau.
Je referme le magazine avec le regret d’un voyage inachevé, quelque peu agacé.
Il n’y aura ni girafe en fuite ni rebond gracieux sur un trampoline lunaire.
Pas de cocktail flottant ni de “selfie” devant la bannière étoilée.
Juste une porte qui grince, un couloir trop blanc, et un médecin au regard sincèrement pressé.
Mais au fond, qu’est-ce qui me dit que je ne suis pas déjà sur une autre planète ?
Dans cette salle d’attente hors du temps, dans cet instant suspendu, j’ai voyagé plus loin qu’un billet “low-cost” ne me le permettra jamais.
Et si, finalement, le vrai luxe, c’était peut-être juste ça :
attendre, rêver, et partir sans bouger.
Nous continuons à nous déplacer sur notre planète, les yeux hagards dans la recherche d’une beauté qui semble de plus en plus figée sur des pellicules numériques.
Au fait, quand pars-tu ?
Amusement !